- aux frontières du Sabbat

Certifié inapte (in memoriam)

A la base de nos plus belles intentions se trouvent parfois des conflits inavouables, des échecs en instance. A l'origine de cette petite aventure il y avait de fait un net manque d’appétence. Et la conclusion ne fut pas en reste. Cependant, poussé au cul par un profond courant du rêve, je rempilais ce jour là pour une belle débâcle...
L'intention : c'était voler. Nous étions quelques-uns, des élèves, un stage.
Voici l'histoire d'un échec inéluctable, complet, parfait.

A l'épilogue, veille du grand vol, avant dernier jour du stage, rien ne tournait plus rond. Au café du matin l'instructeur annonça qu'Olivier était de nouveau absent pour cause de claquage. Idem Sonia, sa cheville retordue. Pas meilleure nouvelle de Cédric, porté pâle pour une foulure.
Au bilan il ne restait qu'un élève, une victime potentielle, aussi je recomptais rapidement : 2 bras, 2 jambes, tout en tâtant mes membres à la recherche de quelque douleur nouvelle. Mais rien. C'était bien moi, le dernier, seul intact. Une ancienne stagiaire était annoncée, cependant, qui se voulait promise au vol le jour même. M'a-t-elle sauvé ?
Elle est arrivée. Alors on a filé s'entraîner sur la pente école...

C'est comme ça.
On essaie parfois des trucs, rien compliqué, comme se gratter le nez ou traverser la rue. Et ça finit mal. Il suffit d'un rien, il suffit d'un tout. Avant même de commencer l'action, la conclusion s'en trouve déjà pliée, induite par l'origine, par quelque mauvaise alchimie de l'intention.
Ce je ne sais quoi est parfois intangible, mais dès le début, tous voyants au rouge, l'affaire était pliée. Condamnée dès ses prémisses l'expérience de la semaine à venir...
De fait la veille de ce stage de vol libre, Piero s'était tué en deltaplane. Le coquin s'est offert un défaut d'accrochage, cette petite blague qui n'a jamais fait rire personne très longtemps. Cette horreur qui travaille nos imaginations de terribles claques.
Car c'est là tout le charme du delta, par la grâce de la position couchée, d'avoir le mousqueton d'accrochage placé dans le dos. On le voit pas, faut juste y croire jusqu'au moment où l'aile porte. Comme dans cette histoire de chat, où il convient d'ouvrir la boîte pour constater ce qui est mort. Or ce jour là elle a continué sans lui, l'aile, même son client n'a rien pu faire, que constater la chute et continuer le vol, les oreilles vrillées par un cri étrangement bref. Il est parvenu à atterrir indemne. Superbe introït.

Aussi, dès le lendemain, nous autres petits stagiaires attaquions la pente avec un handicap. Nicolas, un de nos instructeurs qui bossait avec Gianpietro, est resté pâle trois jours. Xavier, fondateur de l'école, était étrange. Poussant d'un air triste son fils à s'initier, il annonça dans le même temps qu'il ne volerait plus. Enfin, Béber gardait apparemment la gagne, mais a commencé son topo sur le thème de la chute. Restait plus qu'à porter les ailes, courir, pousser : tellement pas life as usual !
Il a suffit d'une petite heure pour que le premier stagiaire se blesse : voilà pour le claquage d'Olivier, qui l'a poursuivi toute la semaine. Puis au deuxième jour Sonia a commencé à se tuer la cheville, pendant que j'accumulais tôle sur tôle, plantant mon delta avec constance, frappant sans relâche du genou, de la tête, du bras...

« Porte ton aile. Écarte les épaules. Enroule les mains.
Regarde au loin, avec le sourire !
Les pieds dans le même sabot. Voilà. Quand tu veux... »
Injonctions de la radio, voix grave et bien posée de Bernard ou Olivier
« Commence en marchant. Engagement ! Lève les coudes ! Tourne les mains ! Pousse ! »
Premiers envols, délice aérien, premiers balbutiements des pioupious. Après quelques jours il y avait presque un semblant de cohésion, quasiment un groupe, de vagues séries de vols balbutiants. Parfois la radio lançait des bruits incohérents. Alors on restait tous cois, à l'écoute. Gianpietro s'essayant au dialogue dans l'au-delà...

Au quatrième jour, Cédric, notre beau et jeune gagnant, a cessé de s'emmerder avec la troupe. Craignait-il notre concurrence, notre lenteur, ou nos progrès ? Il se mit à enchaîner les vols sans délai, sans se soucier des tours, du service du remonte-aile, de nos essais non advenus. Il a volé dès le lendemain. C'est le seul à y être parvenu. Mais il s'est fait mal à l’atterrissage, bêtement, en levant son delta plié. Voilà pour lui. Voilà pour nous tous : Gianpietro fâché, ne voulant plus voir voler personne...

Le jeudi après-midi était annoncé libre : temps réservé pour une cérémonie à la mémoire du défunt. Le matin on a bricolé sur la pente, c'était bien. Cependant dans le cerveau d'Olivier le petit drapeau rouge remuait en tout sens. C'est alors qu'il a laissé partir en course Aymeric, un adolescent qui nous avait rejoints pour la matinée. Sans l'accrocher. Le regards qu'ont échangé nos instructeurs, alors ! Gianpietro soufflant le froid dans nos dos déjà bien glacés.

Le lendemain, dernier jour, unique survivant. Arrive la petite nouvelle.
Nous voilà partis pour quelques tours de pente école. Épilogue sur fond de prairie verdoyante.
Quatre vols ont suffit, ça n'a pas raté. Ils ont crié. On a couru. Rien de bien utile... Après qu'elle soit repartie en ambulance, j'ignore pourquoi, mais j'y croyais encore. Alors seulement j'ai surpris l'intention de Béber. On rangeait les toiles, il était au téléphone et disait un truc comme : « J'pense qu'on va arrêter là, l'école, l'enseignement, les stages. Ouais. Nan. Ouais, vraiment. Juste envie de rentrer embrasser ma fille, tu vois ».
Puis il s'est tourné vers moi. « Voilà, bon, déso'. On va en rester là. T'avais pas le niveau technique de toute façon. J'ai fait préparer la facture, et cette dernière matinée, c'est pour moi ! ».
Sans autre cérémonie, le stage a pris fin. D'un coup sec.
J'ai recompté mes membres, quatre. Lancé un clin d’œil vers ce là-haut qu'on sait pas très bien dire : merci Piero. Puis redescendu la montagne d'un pas plus léger que jamais.


A LA MÉMOIRE DE GIANPIETRO ZIN, dit Piero
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Pourquoi voler ? Car une fois que vous aurez essayé de voler, vous marcherez sur terre les yeux tournés vers le ciel, car là vous êtes allés, et là il vous tarde de retourner.